> Michael Verger-Laurent

« DRINK ME »*

Texte écrit à l’occasion de la résidence-exposition Living Room à la galerie Saint Ravy de Montpellier

Septembre 2013

A l’image de Lewis Caroll confrontant son Alice au pays des merveilles à de constants changements d’échelle, la grandissant et la rapetissant, Émilie Losch nous invite à relativiser nos certitudes perceptives en jouant sur les dimensions des objets qu’elle met en scène, en se faisant cartographe, ou architecte, pour chercher la même excitation ludique dans la découverte d’un monde aux propriétés inédites.

Ici, on se libère des habituelles normes perspectives : des bijoux agrandis et façonnés au fer à béton jusqu’à se libérer complètement de leur valeur d’usage (Maison(s)), des Origamis en cuivre, et un totem lilliputien en laiton (Construction) forment autant de déplacements demandés au spectateur pour arriver à voir une forme autant qu’une matière nouvelle. Le regard mesure d’ordinaire l’univers à l’aune du corps humain, qui a triomphé de son espace jusqu’à se l’approprier intégralement dans ses dimensions mêmes. La majesté comme l’indépendance des objets qui nous entourent, de notre environnement, de l’animé comme de l’inanimé, de l’univers physique et chimique, nous échappe par la déformation qui nous frappe de toujours chercher dans ces composantes extérieures ce qui peut nous confirmer, nous servir, nous être utile.

Nous constituons notre propre référent, par la médiation d’objets miroirs qui ne nous intéressent que dans cette dimension égotique. Notre occupation du monde ne peut pourtant se limiter à la répétition de ce processus d’auto-confirmation, si nous ne voulons pas que notre esprit comme notre imagination s’étiolent face à l’absence de stimulus extérieurs considérés comme tels.

Le travail d’Émilie ne se limite pas à explorer ces changements d’échelle : cette transformation verticale se double d’une extrapolation horizontale, dans la multiplication des motifs mis en jeu. Ainsi au sein des photographies du dyptique Trames; ou bien dans le travail réalisé sur le plan de la salle Saint-Ravy, reproduit à échelle réduite, puis réinterprété sous forme de volumes variables, ouvrant une nouvelle voie à cette exploration de la forme, déconstruisant et reconstruisant ses objets en se jouant des échelles et des dimensions (Fold/Unfold, Origamis).

Le motif est ici autant une intervention de l’homme, une manifestation éventuelle de ce qui fait problème dans notre occupation (suffisante) de l’espace, que le moyen éventuel d’une prise de conscience intellectuelle et spirituelle. Son expansion peut constituer un vestige de notre passage comme un rythme, un temps représenté dans l’espace – ainsi de cette immense cité cartographiée qui apparaît et disparaît dans la vidéo de son développement palpitant et crée une respiration propre (Expansion, Contraction). Le motif devient le moyen de s’affranchir de l’aliénation du regard normateur ordinaire, de la référence au corps, et libère celui-ci de toute obligation ; il trahit des séries de possibles qui pourraient contaminer ou transformer notre environnement en écrasant les réalités antérieures et échapper au contrôle strict que nous exerçons sur tout ce que nous voyons. Il est pourtant alors moins l’expression d’un risque incontrôlé qu’un outil de méditation et d’ouverture au monde.

Ce travail de la forme ne peut s’envisager sans un travail de la matière : c’est ici, dans la réintroduction du cuivre, de laiton, de l’acier, de ces matières à la fois familières et évocatrices du règne de l’inanimé, d’une altérité radicale, que se retourne le motif humain, indiquant comme l’amorce d’une révolution, le retour d’un impensé métallique (et plus largement minéral ou planétaire), de matières brutes devenues rares dans un cadre peuplé d’objets surdéterminés ; c’est aussi la raison pour laquelle Émilie insiste pour rendre aussi apparent que possible son processus créatif : elle veut montrer le moment de ce changement, de cette perturbation qui pourrait se répandre comme une traînée de poudre; entre ses mains le motif devient virus, l’étrangeté refait surface et perce de toute part – et avec elle une potentialité d’émancipation, une carte au trésor ou un mantra susceptible de nous libérer des contraintes que notre regard dominateur nous impose.

* « DRINK ME », Texte apparaissant sur une fiole de liquide dans Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll. Cette fiole sera utilisée par Alice pour changer de taille, modifiant dans le même temps son point de vue sur le monde.